Pour un soutien-gorge non dégrafé

Publié le par kevdallafrancia

                                 cygne

 

     Seulement trois ou quatre nuits encore passées chez eux cet été, bon sang, ils ont pourtant l’invitation facile… En deux mois de temps, nous pensions être plus souvent ensemble. Oui, si seulement il n’y avait pas eu le turbin quotidien et les difficultés de transport auxquelles penser pour s’y rendre. Car il y a blédard et blédard. Et il était plus commode de rester dormir dans le bled où l’unique bus passe que dans celui où il n’y a rien car il me fallait pouvoir accueillir les cougars et les sugar daddies de l’hôtel de l’Horloge en ville tous les jours.

 

     Enfin il n’y a rien, je m’entends : c’est un endroit charmant, sauvage, perdu dans le Gard. Derrière chez eux, des champs à perte de vue : des arbres fruitiers, des vignes, des tournesols, des légumes qui valent vraiment la peine de s’y perdre un moment ; on n’en revient jamais les mains vides. Ca au moins, ça a de la gueule, à l’inverse des échoppes dégueulasses qui bordent les semi-trottoirs du 16ème arrondissement de Budapest, qui aimeraient bien avoir de l’allure mais qui font tâche à côté du Lidl de l’Újszász utca, la belle plus construction du quartier. Les « semi-trottoirs », c’est la spécialité des Hongrois en périphérie des villes qui consiste en un maigre lambeau d’asphalte déposé sans doute comme ça, à même la gadoue, gadoue qui reste de chaque côté de l’asphalte qui n’a pu tout couvrir en raison de la faible quantité utilisée. De chaque côté des semi-trottoirs, on trouve donc de la terre couverte de mauvaises herbes dans lesquelles on doit marcher quand on croise quelqu’un. Non, vraiment, il vaut mieux ne rien avoir du tout que de souffrir cela.

            semi-trottoir

 

     Chez eux c’est grand. Ils habitent au premier étage d’un mas vaguement provençal qui est la propriété d’une connasse qui ne fait pas les réparations nécessaires quand leur chasse d’eau se casse mais qui leur loue le bazar à un prix encore assez honnête.  Il y en a pour quatre-vingts mètres carrés environ. Récemment ils se sont payé le luxe d’une très grande télévision écran plat et d’un beau frigo américain. Un frigo américain, ça c’est le signe d’un couple qui a des projets d’avenir, des désirs de marmots qui utilisent la machine à glaçons intégrée quand ils vont se chercher des cocas.

 

     D’ailleurs, ils ont commencé à en parler récemment, ils se sentent tous les deux prêts maintenant qu’elle vient de signer son CDI. Ils estimaient qu’il fallait deux CDI pour s’embarquer dans l’aventure, c’est désormais chose faite. Dans la salle de bain, de l’encens, des huiles essentielles et un ou deux Bouddhas hérités de maman depuis que ses copines lui ont dit qu’elle ne devait pas garder chez elle des énergies contradictoires. Il en a résulté que les statues africaines ont fini au garage : trop exotiques, on ne peut pas refourguer ça à tout le monde, et une fois les Bouddhas passe-partout légués donc à ma sœur, il n’est plus resté que les anges en décoration chez elle à Pujaut. Dans le salon trône un arbre à chats, ou plutôt un arbre à chatte, la seule qui entre encore dans la maison depuis que Globule, le mâle préfère se faire la malle dans les champs la plupart du temps pour forniquer dans les hautes herbes. C’est dans cet arbre à chat qu’elle a dissimulé toute sa marmaille l’autre matin. Ses cinq chatons étaient encore sur la couverture posée à terre près du canapé quand je me suis endormi. Le lendemain matin, plus personne. Tout le monde avait déménagé.

 

     Ce bonheur paisible a débuté il y a trois ans maintenant me semble-t-il. Elle faisait encore son apprentissage à la supérette de maman, elle était encore instable, taciturne, incertaine de son avenir. Elle sortait souvent les soirs, même en semaine pour passer le moins de temps possible dans son studio en ville où elle se sentait seule, surtout depuis qu’elle avait dû se separer de son lapin roux pour laquelle la vieille d’en dessous faisait tout un flan : soit disant trop de bruit la nuit, un bruit métallique de dents qui rongent frénétiquement les barreaux de la cage trop petite.

 

     Sa chance s’était alors jouée un soir de beuverie comme un autre, chez des « potes ». Elle le reconnaît, elle avait bien trop bu. Elle a été entreprenante. C’est elle qui s’est assise sur ses genoux et l’a embrassé, rien à foutre du regard des autres. A la fois un peu gêné et amusé, il l’a reconduite chez elle en voiture. Il a réussi tant bien que mal à savoir où elle habitait, à obtenir les clés pour pouvoir ouvrir, la déshabiller, la coucher. C’est là, c’est à ce moment qu’il aurait dû partir. Pourtant il est resté, d’abord au bord du lit à la regarder dormir, puis dans le lit avec elle sans la toucher, juste pour être avec elle, ne pas la laisser seule. Le lendemain matin, alors qu’il était encore là, c’est là qu’elle a su, que c’était quelqu’un de bien, quelqu’un de rare. Sa chance. Celui qui déshabille sans dégrafer le soutien-gorge. L’homme avec qui faire un enfant.

                                         

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M
<br /> c'est superbe ce que tu as écris.. je t'aime<br />
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