Vendre les jolies choses

Publié le par kevdallafrancia

La dernière fois qu'elle m'a rendu service, c’était pour aller à une brocante hebdomadaire à la sortie de Perpignan, sur un parking de centre commercial le long de la route d’Espagne. Le préavis de trois mois touchait à sa fin, je le savais, c’est moi qui avais écrit la lettre à l’agence immobilière puisque l’autre partie n’avait pas eu ce qu’il fallait au bon endroit comme on dit pour le faire.

C’était la seconde fois. Le premier dimanche sacrifié à attendre bêtement toute la journée en plein cagnard nous avait rapporté quarante-deux euros, j’avais l’espoir d’en retirer au moins tout autant. Mais ce dimanche-là fut encore plus désolant puisque j’avais certainement dépensé plus en carburant que ce les quelques transactions avaient rapporté.  Quoi qu’il en soit, si les quelques broques restantes avaient pu parler, je suis sûr qu’elles auraient approuvé ma décision de les jeter à l’issue de la journée plutôt que d’être pathétiquement offertes à des amis ou aux vieilles radasses des stands alentours, notamment celle ayant fait la remarque qu’elle ne viendrait pas, elle-même, à une brocante en possession d’objets de si peu de valeur.

La seule chose qui m’a réchauffé le cœur ce jour-là, c’est d’avoir fait de la peine à un ancien ami réceptionniste en passant le voir à six heures du matin à l’hôtel, avant qu’il termine son service de nuit. J’étais garé juste devant la porte d’entrée, et toute cette merde amoncelée sur la banquette arrière, c’était le poids de ce que j’avais sur le cœur ; même aux brocantes, je n’arrivais plus à m’en débarrasser. Mais au moins, la souffrance était devenue visible, et c’était un demi-soulagement que de ne plus avoir à feindre que tout allait bien.

 

Si elle avait pu parler, la vieille Opel Corsa aurait sûrement dit cependant qu’elle avait préféré mille fois transporter le clic-clac défoncé des grands-parents jusqu’au vieux local à Barcelone. A ce local de la rue Valentí Iglesias dans le quartier de Sant Andreu où nous nous rendions un ou deux week-ends dans le mois, il n’y avait ni eau ni électricité. Il se trouvait au deuxième étage d’un immeuble jaunâtre assez moche, au dessus d’un garage de réparation automobile visiblement fermé depuis longtemps. A l’intérieur, il n’y avait qu’un matelas à même le sol, et dans un coin à part une cuvette de WC dont la chasse d’eau était par la force des choses hors d’usage et un lavabo. On s’armait alors de quelques bidons pour aller puiser de l’eau à la fontaine dans le parc public en face de l’immeuble et devions gravir à la lampe torche les escaliers abruptes qui y menaient car nous arrivions souvent le vendredi soir dans la nuit. Les grands-parents, enfin ses grands-parents pour rendre à César ce qui lui revient, nous avaient prêté la clé de cet endroit abandonné qu’ils avaient aimé autrefois mais où ils n’étaient plus capables d’aller. Une grande banderole barrait les fenêtres, elle commençait par « no al engany ! » (non à la tromperie !). Toute la famille était en guerre contre la mairie qui voulait raser ce bâtiment moche et donner en dédommagement une bouchée de pain aux propriétaires. Il y en avait encore pour trois ans de procès au moins, et nous ne pouvions nous empêcher d’en espérer secrètement plus pour que nos week-ends là-bas ne cessent jamais. Il n’y avait alors pas de plus grand déchirement que de quitter Barcelone le dimanche soir pour rentrer en Catalogne nord. Encore aujourd’hui, je suis obligé de reconnaître que je n’ai pas connu d’endroit plus merveilleux que ce vieux local sombre et poussiéreux.

C’est avec ces souvenirs que quelques jours après la brocante j’ai vendu la vieille Opel Corsa rouge immatriculée 5099 VE 66, qui comme toutes les choses vieilles et usées ne valait plus grand-chose, tout juste sept-cent euros. Je ne m’en plains pas, je sais très bien que j’aurais difficilement pu en tirer plus. J’aurais juste aimé croire cette fois-là que les belles choses ne nous échappent pas aussi facilement et qu’il n’y avait pas de prix à toute cette histoire.

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